Avec le traité d’Aix-la-Chapelle de 2019, la France et l’Allemagne ont instauré de nouveaux instruments pour la coopération transfrontalière qui permettent de mieux identifier les intérêts communs et de supprimer plusieurs de ses obstacles. Cependant, la prise en compte des régions frontalières dans les décisions politiques, quel que soit le niveau auquel elles sont prises, est loin d’être ancrée dans la pratique. On l’a vu avec la réintroduction des contrôles aux frontières entre le 16 mars et le 15 juin 2020 en réponse à la pandémie de Covid-19. Les répercussions directes sur le plan économique et social mettent en évidence l’interdépendance étroite des espaces situés aux frontières intérieures européennes ainsi que le caractère dommageable des réflexes nationaux. Pourtant, ces espaces jouent un rôle important pour l’intégration européenne, puisque c’est là que l’UE est la plus immédiatement tangible pour les citoyennes et les citoyens. Dans la lutte contre la pandémie, la coopération franco-allemande a opéré un virage réussi, passant d’une réponse initialement nationale à un échange intense et opérationnel entre les acteurs des deux États – et ce, à tous les niveaux politiques. Désormais, il est temps de tirer les leçons de cette expérience afin de renforcer la coopération transfrontalière et d’en faire un élément essentiel de la politique européenne.
Tirer les leçons de la crise du Covid-19
Alors qu’elle constitue un acquis européen central, la liberté de circulation a été massivement restreinte au début de la pandémie. En réponse à la situation dans le Grand Est, région limitrophe de l’Allemagne particulièrement touchée par la pandémie, la police fédérale a introduit des contrôles aux frontières et fermé 19 des 28 points de passage frontaliers. Les travailleuses et les travailleurs ont certes pu continuer de franchir la frontière sur présentation d’un formulaire, mais les embouteillages et les détours ont compliqué les déplacements entre domicile et lieu de travail. Les rencontres de nature privée, par exemple pour des familles séparées vivant des deux côtés de la frontière, ont été rendues impossibles. Les habitants de la région frontalière ont manifesté leur mécontentement dans les journaux locaux et sur les réseaux sociaux : déception concernant l’absence de l’UE dans la décision, discrimination fondée sur l'origine perçue à la frontière, résurgence de ressentiments entre Français et Allemands.
Connus pour être denses, les réseaux franco-allemands ont fait leurs preuves durant la crise de Covid-19. En revanche, il s’est avéré qu’ils ne sont toujours pas suffisamment ancrés dans la conscience des acteurs nationaux, plus éloignés des frontières. Après un premier choc, des conférences téléphoniques informelles avec les capitales ont rapidement eu lieu à un rythme quotidien. Elles ont être mises place grâce à l’existence d’un réseau transfrontalier solide, à la fois sur le plan institutionnel et personnel – au niveau de la région, des départements, des villes, des arrondissements et des Länder ainsi que des eurodistricts et par le biais de parlementaires de la région frontalière. Ces conférences téléphoniques ont rassemblé les ministères fédéraux, les préfectures, les Länder et d’autres collectivités territoriales à un niveau opérationnel afin de coordonner une action commune de lutte contre la pandémie et de permettre la réouverture des frontières. Concernant les transferts de patients dans le pays partenaire, des réglementations ad hoc au niveau fédéral ont permis de surmonter les insuffisances des accords de coopération, et ainsi de contrecarrer les conséquences négatives des contrôles aux frontières – en particulier pour l’Allemagne, qui a accueilli des patients français.
Dans des cas très concrets liés à la pandémie, il est indispensable de disposer d’un cadre juridique commun. On le constate à l’exemple des vaccinations. Au vu des différentes stratégies de vaccination nationales, on peut se demander s’il ne faut pas déroger au principe de résidence normalement applicable pour les citoyennes et les citoyens français travaillant dans le secteur allemand de la santé. De même, la double imposition des Françaises et Français travaillant en Allemagne et percevant des allocations de chômage partiel est particulièrement lourde de conséquences. Ces questions ne sont pas simplement techniques, mais aussi hautement politiques. Compte tenu des écarts socio-économiques souvent importants le long de la frontière, elles ont en effet un très fort impact sur la cohésion sociale, ainsi que sur la confiance dans les acteurs politiques et la perception du projet européen. Du côté français de la frontière, les partis eurosceptiques sont d’ailleurs particulièrement bien ancrés.
De nouveaux instruments pour d’anciens problèmes
La crise de Covid-19 a constitué un test inopiné concernant une meilleure prise en compte de la région frontalière dans les politiques nationales, qui avait été annoncée en 2019. Pour la première fois dans un traité bilatéral franco-allemand, le traité d’Aix-la-Chapelle consacre tout un chapitre au rôle de la coopération transfrontalière, qu’il dote de nouveaux instruments. Parmi les principaux éléments, on notera la création d’un comité de coopération transfrontalière et la possibilité d’appliquer des clauses dérogatoires à certaines politiques.
Force est de constater que la relation franco-allemande ne manque pas de structures de concertation. Aussi, le comité franco-allemand de coopération transfrontalière n’apportera de valeur ajoutée que s’il comble les lacunes existantes. Il en a le potentiel dans la mesure où tous les niveaux politiques sont représentés en son sein : les pouvoirs législatif et exécutif, les niveaux communal, régional et national ainsi que les eurodistricts en tant qu’espaces de coopération transfrontalière. Les membres du comité ont à leur disposition un instrument leur permettant d’identifier les obstacles à la coopération et d’échanger avec le niveau compétent afin de les écarter. Le comité ne prend certes pas de décisions, mais les recommandations qu’il émet doivent être inscrites à l’ordre du jour du Conseil des ministres franco-allemand, qui réunit généralement tous les six mois la chancelière et le président, ainsi que les ministres des deux États. Cela étant, le travail du comité s’accompagne d’un certain nombre de difficultés : un an après la réunion constitutive, les questions liées à la rotation des réunions, au rôle et aux compétences du secrétariat ainsi qu’à la manière dont les thèmes peuvent être proposés sont toujours en suspens. Or, les réponses qui seront apportées à ces questions sont décisives pour la confiance des membres du comité dans le nouvel instrument, et donc pour son efficacité. De plus, la présence de niveaux de décision totalement différents a pour corollaire que le comité risque de devenir un forum politique plutôt qu’un forum opérationnel en raison du nombre élevé d’acteurs, et donc d’intérêts particuliers.
La deuxième innovation notable inscrite dans le traité d’Aix-la-Chapelle réside dans la possibilité, pour les régions frontalières, d’adopter des dérogations au droit national. Au niveau de l’Union européenne (UE), un tel instrument – le mécanisme transfrontalier européen (ECBM) – est en cours de discussion, mais n’a pas encore été mis en œuvre. Si les expériences faites dans la région frontalière franco-allemande étaient positives, elles pourraient contribuer à une réglementation à l’échelle européenne. Ce serait une manière pour la coopération franco-allemande de remplir sa fonction de laboratoire pour l’intégration européenne. À l’heure actuelle, les collectivités territoriales hésitent à appliquer de telles clauses dérogatoires, étant donné qu’elles craignent de s’aventurer sur un terrain juridique incertain créant des précédents. En outre, la législation nationale française doit encore être modifiée pour que ces clauses dérogatoires disposent d’un cadre juridique adapté : la réforme de la décentralisation prévue à cet effet doit être présentée au parlement au premier semestre 2021. Une nouvelle fois, il n’est pas suffisant de disposer d’un instrument national ; encore faut-il que les acteurs qui l’utiliseront bénéficient d’un soutien politique sans équivoque, en particulier dans les premiers temps.
Toujours dans l’objectif de contourner les obstacles à la coopération franco-allemande, le traité d’Aix-la-Chapelle prévoit une autre disposition importante, même si elle ne se rapporte pas directement à la région frontalière. À l'avenir, la France et l’Allemagne souhaitent en effet se concerter sur la manière de transposer les règles de l’UE en droit national. Jusqu’à aujourd’hui, en l’absence d’une telle concertation, les deux pays mettent différemment en œuvre les prescriptions européennes. Cela peut avoir des conséquences négatives, notamment dans une région frontalière interconnectée. En témoigne l’exemple de la vignette environnementale, que les travailleurs frontaliers doivent se procurer deux fois, multipliant inutilement les coûts. Une dérogation est certes possible, mais sa mise en place nécessite des efforts importants, qu’une concertation préalable aurait permis d’éviter.
Une nécessaire volonté politique
Les nouveaux instruments offrent un cadre propice pour renforcer la coopération transfrontalière. Cependant, pour lui donner réellement vie, il faudra encore une forte volonté politique. Pour ce faire, il est nécessaire que les acteurs politiques et administratifs dans les capitales prennent durablement conscience du rôle-clé des régions frontalières pour la politique européenne, et non pas seulement dans son aspect régional. Les régions en question ne sont pas excentrées, mais sont au contraire au cœur de l’Europe. La pandémie de Covid-19 a montré que la priorité devait aller en particulier à la coopération dans le domaine de la santé, au marché du travail et à la mobilité. Il est à souhaiter que la dynamique apparue au cours de la crise pour renforcer la coopération à différents niveaux soit mise à profit en 2021 pour approfondir ces dossiers.